3 novembre 2010

Dans l’arène de l’emploi

Tout est sombre, calme, aucun signe sonore n’est perceptible. C’est alors que surgit dans son esprit une lueur multicolore qui se transforme progressivement en lumière vive, jusqu’à ce qu’il ouvre entièrement les yeux et constate l’imminente incursion du mastodonte sur terre. A peine arrivé à l’aéroport, Frank est assiégé par les membres de sa famille, venus nombreux pour l’accueillir. C’est en les étreignant les uns après les autres qu’il commence à réaliser la pertinence de son choix.

Après ces cinq années d’études passées à plusieurs miles de Douala, en quête d’un avenir meilleur, Frank a l’impression, dès son retour, que son environnement est différent. Très vite, il succombe aux charmes des quelques changements que sa ville a connus pendant son absence, à l’instar des aménagements routiers et des bâtiments nouvellement construits. Son excitation est encore plus grande lorsqu’il pense aux acquis exceptionnels obtenus à l’issue de sa formation et se voit entrain de contribuer au développement du pays. Mais il ne se doute pas encore que la machine en elle-même demeure inchangée.

Une semaine plus tard, il s’est tenu une réunion au cours de laquelle Frank a reçu les encouragements et le soutien moral de ses oncles et tantes. Plus tard dans la même soirée, quand toute l’assistance s’est retirée, ses parents lui ont remis une enveloppe d’argent symbolisant à la fois l’aide et la bénédiction auxquelles toute la famille a voulu prendre part.

Quelque temps après, Frank a décidé de quitter la maison familiale et a aménagé dans un appartement à Deido. Il lui fallait désormais trouver une source de revenu pour assurer le paiement mensuel de son loyer. Chaque matin, il se rendait au cybercafé situé au coin de la rue débouchant dans son immeuble. Il y passait des heures à consulter les sites-web des entreprises, dans l’espoir de tomber sur une offre d’emploi. C’est ainsi qu’il a constitué et transmis ses dossiers à plusieurs entreprises de la ville. Une seule d’entre elles lui a accordé un entretien d’embauche. Finalement, le candidat retenu, quoiqu’il ne fût pas le meilleur, était originaire de la même région que le recruteur.

Avant que Frank ne s’envole pour Ouagadougou, Tatiana et lui étaient très épris l’un de l’autre. Ils s’étaient rencontrés au secondaire et depuis lors, étaient devenus très proches. Le jour où Frank partait, ils se sont promis de toujours compter l’un pour l’autre. Mais il a fallu que le prince charmant de cette idylle romantique regagne son palais avant que cette relation n’évolue vers un éventuel avenir. Ils n’ont pas cessé de communiquer malgré la distance, la preuve est que Tatiana était la première à être informée de son retour. Et lorsqu’ils se sont retrouvés, ils ont convenu de vivre ensemble. Pendant que Frank était occupé à chercher du travail, elle terminait sa sixième année de médecine à l’université.

Trois mois sont passés et Frank n’a rien pu obtenir à l’issue des multiples requêtes déposées auprès des entreprises. Il a dû accepter un boulot temporaire de manœuvre dans un chantier proche de son logement. Tatiana et lui se sont organisés de sorte à vivre à l’aide des trois mille francs qu’il gagnait chaque jour de labeur. C’était certes difficile le premier mois, mais leur désir de persévérer, leur patience leur ont permis de surmonter bien des épreuves.

Au bout de six mois, le chantier est passé à l’étape des finitions et Frank, en tant que simple maçon n’était plus sollicité. Les jours suivants, il a quand même continué à se rendre sur le lieu du travail. Un matin, alors qu’il venait à peine d’arriver, il a reconnu un de ses camarades du secondaire. Il s’agissait de Bernard, le maitre d’ouvrage. Sans hésiter, Frank s’est rapproché et lui a tendu la main. Bernard s’est aussitôt souvenu de lui et l’a pris dans ses bras tout en manifestant, par des hurlements, sa joie extrême à l’idée de revoir son ami.

La semaine d’après, ils étaient comme des jumeaux. Partout où Bernard allait, il emmenait Frank. Bernard était l’un des proches collaborateurs du délégué du gouvernement ; il était chargé de gérer les travaux d’urbanisation de la commune. Quand Tatiana l’a appris, elle s’est aussitôt empressée d’endoctriner le charmant ingénieur civil au chômage: Bernard, grâce à sa position, constituerait une aubaine pour la carrière de ce dernier.

Frank préférait éviter la question relative à son occupation quand il rencontrait Bernard. De surcroit, l’idée selon laquelle il devrait se servir de leur amitié pour lui soutirer un emploi le gênait énormément. Ce sujet a notamment été abordé lorsque Bernard a invité Frank et Tatiana à diner : celle-ci n’a pas pu s’empêcher de répondre à la place de son compagnon au moment où Bernard lui a proposé de travailler pour lui.

Le lendemain Frank était introduit comme chef aux membres d’une équipe. Son premier défi au sein de la structure consistait à concevoir une nouvelle route pour la ville. Il faut dire que pour lui, travailler dans un aussi important service était la réponse des prières qu’il avait longtemps adressées au Ciel. On ne serait jamais assez à l’abri du pire, en sécurité dans la vie, quand bien même on jouirait d’un emploi ; une question lui revenait sans cesse, à savoir : combien de temps cette situation privilégiée allait durer ?

Après neuf mois de service permanent à la communauté urbaine, le couple de Frank respirait la stabilité. Il suffisait de constater comme leur train de vie avait évolué. Ils ont déménagé dans un nouvel appartement qu’ils ont équipé de meubles tout neufs. Akwa, le quartier dans lequel ils résidaient désormais leur donnait accès au prestige dont ils avaient toujours rêvé. Pour couronner le tout, Tatiana attendait un enfant, le fruit de cette union indéfectible.

Après avoir réalisé avec succès son premier projet, Frank s’est vu confier un deuxième. Cependant au moment de la réalisation, son patron lui a recommandé une entreprise pour les travaux de sous-traitance. Celle-ci  n’avait pas la compétence requise pour la réfection d’un pont récemment entrainé par les crues. Evidemment, il était contrarié à première intension mais il a finalement dû obtempérer. Le jour de l’inauguration de l’ouvrage, le public a assisté à l’enfoncement d’une partie de la route sous l’effet des seules charges présentes, ce qui traduisait l’inefficacité du compactage préalablement effectué par la firme sous-traitante.

En fin d’année, Frank et sa compagne étaient conviés à un réveillon au domicile du délégué du gouvernement, et à cette occasion, Bernard l’a présenté comme une recrue efficace, un atout majeur pour le service. Il n’a guère tari d’éloges à l’endroit de son protégé afin que l’autorité sache, à son tour, le complimenter, saluer ses efforts. Cette soirée s’est déroulée de manière plutôt intéressante pour le couple, d’autant plus qu’ils en sont partis, la clef de leur nouveau véhicule en main.

Une nouvelle année débutait pour les âmes sœurs. La gestation de Tatiana était à deux mois de son terme. Un matin, Bernard, en discutant à propos d’une nouvelle affaire avec son subordonné, lui a demandé d’assister à une importante réunion que devait présider un ministre plus tard dans la soirée. C’est ainsi que Frank s’est rendu avec enthousiasme à l’hôtel cette nuit-là. Chacun d’eux à bord d’une automobile aux vitres teintées, les invités se dirigeaient en file indienne vers le parking souterrain. La rencontre devait se tenir dans la salle des banquets du sous-sol. A l’entrée, une petite armée d’hommes vêtus de noir s’assuraient que seules les personnes munies d’un carton spécial puissent franchir la porte. Une fois à l’intérieur, des hôtesses se chargeaient de les conduire, chacun à sa table, puis d’assurer le service des apéritifs.

Soudain, tout le monde s’est levé, les hôtesses ont quitté la salle et le silence a commencé à y régner : le ministre accompagné d’un certain nombre de personnalités de marque dont les visages m’étaient parfaitement inconnus faisaient leur entrée. Il n’y avait pas la moindre présence féminine en ce lieu, tous étaient des hommes opérant dans divers domaines de la fonction publique. « Soyez les bienvenus, tous autant que vous soyez, nouveaux ou anciens. Nous sommes réunis ici ce soir pour célébrer l’auréole de l’emploi que nous, tous, avons le plaisir de savourer. Ce plaisir, permettez-moi de le clamer haut et fort, est et demeurera éternel tant que vous accepterez d’être des nôtres et de servir, à n’importe quel prix, nos intérêts à tous. Je vous remercie, chers amis.» : énonça le ministre aux invités.

Par la suite, le maître de cérémonie demanda à tous les nouveaux de se lever, de se présenter et de prêter serment. Quand vint le tour de Frank, il chancelait. Il fallait voir les gouttes de sueur décrire sur son visage des trajectoires entremêlées les unes par rapport aux autres. La soirée s’est terminée par la dégustation des mets et l’échange des cartes de visite entre les différents membres. Le plus troublant pour Frank a été de surprendre une personnalité et un simple membre entrain de convenir d’une entrevue dans une chambre de l’hôtel. En raccompagnant le délégué jusqu’à sa voiture, Frank a appris qu’il devenait le nouveau chef des grands travaux de la commune.

Quand Frank est rentré chez lui, il a épargné les détails de cette mystérieuse aventure à sa compagne. Le lundi suivant, il a regagné son service comme à l’accoutumée. A la seule différence que le bureau qu’il occupait désormais le rapprochait davantage du sommet de la hiérarchie. Ce qu’il était entrain de vivre lui inspirait à la fois de l’allégresse et de la peur. « Aménager de nouveaux trajets afin de mieux desservir les zones où le trafic est le plus dense dans la ville » constituait le projet qui venait de lui être confié. L’enjeu ici était considérable car le budget était alloué par les Fonds Monétaires Internationaux. Sa mission devenait complexe dans la mesure où il devait assumer une plus grande responsabilité : superviser les activités de la phase de conception jusqu’à celle de la réalisation.

Les chefs d’équipes s’opposaient farouchement au fait que le jeune ingénieur inexpérimenté soit, en si peu de temps, devenu leur supérieur. Et Frank le ressentait pendant les séances de travail, notamment en constatant que l’ordre qu’il avait transmis était partiellement exécuté. D’un autre côté, l’ouï-dire au sujet de son prédécesseur suscitait suffisamment de frayeur au sein du service pour que quiconque déclinât son bureau. D’ailleurs Frank n’a pas tardé à confirmer ce que l’on racontait au sujet cet étrange personnage : il se sentait mal chaque fois qu’il s’introduisait à l’intérieur. Il pressentait qu’il se passait des choses bizarres et inexplicables dans cette pièce: il ne retrouvait jamais un objet à l’endroit où il l’avait initialement rangé ; à peine avait-il mis son ordinateur en marche pour travailler qu’il somnolait. Malgré cela, Frank n’a pas capitulé. Il croyait fermement en Dieu et en sa sauvegarde.

Lorsque Bernard lui a ordonné de réduire son budget de moitié, il s’est senti léger telle une feuille ; un sentiment de doute s’est emparé de lui. Ces quelques minutes relaxantes lui auront permis de réaliser qu’il évoluait dans un monde d’impostures. Pour ses patrons, ce qui comptait avant tout n’était pas le rendement de travail, mais les millions qu’il y avait à se partager. Cependant que pouvait-il faire sans risquer de mettre sa carrière en péril? C’est ainsi qu’il a dû revoir le coût du projet à la baisse en utilisant au lieu du bitume un revêtement superficiel. Trois semaines avant l’accouchement de sa compagne, Frank a reçu un chèque de cinq millions de francs de la part du délégué qui l’encourageait vivement à continuer dans le même sens. La semaine d’après, l’autorité lui demandait de l’accompagner à un colloque à Yaoundé. Ce soir-là, ils se sont rencontrés dans un hôtel 4 étoiles. L’hôte est arrivé une demi-heure avant son supérieur et s’est installé au bar.

Après s’être chaleureusement salués, ils ont engagé une conversation plus ou moins houleuse:

–          « Pourquoi n’avez-vous pas commandé à boire? », lui demanda le délégué.

–          « Merci, Monsieur, mais je n’ai pas trop soif. », répondit Frank.

–          « J’ai entendu dire que vous vous débrouillez bien dans votre nouvelle fonction. »

–          « Chaque jour de travail est une occasion pour m’y adapter et combler mes manquements. »

–          « Savez-vous que je peux faire de vous un homme incontournable dans votre domaine et pour ce pays? »

–          « J’en suis très flatté, Monsieur. »

–          « Il vous suffit de me rendre de temps à autre quelques services extra-professionnels. », dit l’autorité en effleurant la cuisse de son subordonné.

–          « Je ne suis pas sûr de comprendre ce que vous êtes entrain d’insinuer, Monsieur. », répliqua Frank tout en vacillant.

–          « Pensez à votre compagne et au bien-être de l’enfant qu’elle porte actuellement. Si vous vous montrez coopératif, je ferai en sorte que vous ne manquiez jamais de rien. »

–          « Je regrette, Monsieur, mais cela m’est impossible. », déclara Frank après avoir marqué quelques minutes de répit.

Le délégué l’a fixé du regard pendant un moment avant de s’en aller, la mine complètement refroidie. Frank n’a finalement pu résister à l’envie de prendre un verre, deux verres et une bouteille entière de liqueur. Le gérant a dû faire appel au service de sécurité pour qu’on le transporte hors de l’hôtel. Ce fut sa toute première nuit à la belle étoile.

La semaine suivante, Frank ne s’est pas donné le mal de retourner travailler. Il est resté chez lui pour s’occuper de sa dulcinée. Une fois de plus, il s’est abstenu de lui raconter sa son voyage, de peur que cela ne la perturbe; d’autant plus qu’elle devait bientôt mettre au monde leur fils. Mais elle se doutait bien que Frank lui dissimulait quelque chose car elle avait remarqué chez lui un étrange comportement depuis son retour.

Le jour où l’homme comblé est revenu de l’hôpital avec ses protégées, des agents de police sont venus l’appréhender dans son appartement. On l’accusait de détournement de fonds et d’incompétence. Il était mentionné dans la presse qu’il a bâclé le projet financé par les FMI afin de s’accaparer le reste du budget pour des fins personnelles. Des enquêtes auraient été soigneusement menées et tout soupçon qui pesait sur Frank se serait avéré exact.

On vit chaque jour qui passe avec espérance, on rêve, et quand vient la vie qu’on a tant attendu, on se demande combien de temps on en profitera. Toutefois, ce qui compte dans la vie n’est pas le temps qu’elle met mais ce sont, de loin, les efforts qu’on consent pour survivre dignement. C’est donc au travers des barreaux de la prison centrale de New-Bell que Frank verra sa fille grandir et atteindre l’âge de quinze ans.

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Commentaires

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